Les auditeurs ont l’habitude d’analyser des données, cela fait partie de leur ADN ! L’introduction de l’intelligence artificielle dans plusieurs pans de l’activité économique aura forcément un impact pour les métiers de l’audit. Après avoir rappelé les caractéristiques de l’intelligence artificielle et son environnement, nous nous attacherons à mesurer ses conséquences sur les modalités d’exercice de la mission de commissaire aux comptes.
L’ENVIRONNEMENT DE L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE
L’IA se définit comme la simulation d’intelligence par des machines au moyen de différentes techniques, faisant notamment appel aux sciences cognitives, aux réseaux neuronaux, aux mathématiques et à l’informatique.
L’IA trouve des applications aussi bien dans les tâches répétitives que dans la résolution de problématiques complexes.
On regroupe habituellement sous le terme « d’intelligence artificielle » un ensemble de notions s’inspirant de la cognition humaine ou du cerveau biologique, et destinées à assister ou suppléer l’individu dans le traitement des informations massives .
En ce qui concerne le « big data », cette expression signifie littéralement mégadonnées, … elle désigne un ensemble très volumineux de données (parfois hétérogènes) qu’aucun outil classique de gestion de base de données ou de gestion de l’information ne peut vraiment travailler.
Dans l’environnement de l’IA, le Data Mining est le procédé technique permettant de trouver des corrélations ou des « patterns » entre de nombreuses bases de données relationnelles.
Ces corrélations peuvent ensuite être utilisées par les entreprises pour augmenter un chiffre d’affaires ou pour réduire des coûts. Elles peuvent également servir à mieux comprendre une clientèle afin d’établir de meilleures stratégies marketing.
La singularité de l’IA
Au-delà de sa capacité à maîtriser les techniques rappelées ci-dessus, l’IA est capable d’apprendre par elle-même. Par exemple, on présente à l’ordinateur des milliers de photos de voitures, sans lui donner d’autres informations, il sera par la suite capable de reconnaître des voitures, même de modèles jamais vus, de les distinguer de camions, bus, trains ou vélos et de les localiser sur d’autres photos ou vidéos. La technologie correspondante est basée sur l’apprentissage profond (deep learning). On comprend tout son intérêt si l’on pense aux voitures sans chauffeur capables de reconnaître les différents véhicules et de les distinguer des piétons.
En audit, l’IA pourrait donc, au-delà du savoir des experts intégré dans la programmation, s’enrichir de ses propres réalisations et de ses recherches. La machine pourrait ainsi acquérir une sorte d’« expérience professionnelle ».
Elle pourrait également disposer de modèles prédictifs.
L’IA peut traiter des données non homogènes (reconnaissance de données informatiques lui arrivant sous différents formats), d’écritures manuscrites, de données orales, de photos…), des données dépendant d’un contexte (interprétation différente de la même base de données selon un contexte connu), des données incomplètes (archives perdues, détruites…).
Si l’intelligence artificielle a investi de nombreux domaines tels que l’armée pour l’aide à la prise de décision, la médecine pour l’aide au diagnostic ou encore la finance pour la gestion des fonds, quelles sont les possibilités pour l’audit ?
LA MISSION D’AUDIT ET L’IA
La question peut se poser de savoir si les normes internationales et nationales ne nécessiteront pas un travail d’adaptation, de révision. En effet, au niveau des NEP, le mot ordinateur est présent une seule fois dans le cadre spécifique de la prise en compte de la fraude . Est-ce bien suffisant ? Notons que ce mot revient 13 fois dans les normes ISA.
Les différents points clefs de la démarche d’audit et l’IA
La prise de connaissance de l’entité à contrôler par l’auditeur et l’IA
L’IA est dotée d’une capacité de lecture presque sans limite. Elle pourra donc facilement lire les statuts et les documents juridiques, les articles concernant l’entreprise, la presse financière, la législation particulière à une activité, la documentation technique…
Dans le cadre des entretiens avec la direction ou le personnel, les ordinateurs intégrés dans des robots pourraient dialoguer facilement avec les humains. La discussion pourrait également prendre la forme d’une conversation « Skype » avec l’ordinateur. Reste à savoir si les dirigeants accepteront ce mode de fonctionnement.
Dans le cadre de la prise en compte du risque de fraude et afin de déterminer le profil du dirigeant (notamment sa probité), l’IA aura la capacité technique de se connecter à une base concernant les antécédents judiciaires, mais en aura-t-elle l’autorisation ?
L’IA pourrait avoir des connaissances en psychologie (cela existe déjà), en PNL (programmation neuro linguistique) et maîtriser des techniques utilisées par les mentalistes, ce qui pourrait permettre d’affiner le profil du dirigeant.
L’IA et le contrôle interne
En vue de l’analyse de la conception et du fonctionnement du système d’information, des process, l’IA pourrait se connecter au système informatique de l’entreprise, qui lui-même serait peut-être aussi doué d’intelligence artificielle. Les auditeurs internes de l’entité bénéficieront probablement aussi de l’IA pour les assister dans leur mission.
Pour ce qui concerne la séparation des fonctions : des tests d’autorisations informatiques par exemple seraient facilement réalisés à l’aide de l’IA.
D’une manière générale, l’audit du système informatique de l’entreprise sera plus facilement réalisé à l’aide de l’IA.
A noter
Certains experts pensent qu’à partir d’un certain stade de développement une IA ne serait pas auditable.
Détermination du risque d’anomalies significatives
L’IA sera-t-elle plus performante pour déterminer le niveau de risque inhérent (RI) et de risque lié au contrôle (RLC) et par voie de conséquence le risque d’anomalies significatives (RAS) ? Rappelons à ce sujet que la matrice de l’IAASB propose de quantifier les risques selon 3 niveaux : « Elevé », « Moyen », « Faible ».
L’IA fera peut-être mieux en intégrant par exemple de la logique floue .
Notons que dans cette matrice un risque inhérent « Elevé « associé à un risque lié au contrôle interne « Faible » donne un risque de non détection par l’auditeur de niveau « Moyen ». Il s’agit là d’un parti pris car si l’on chiffre les risques RI à 90 %, ceux du RLC à 5 %, le RAS se situe à 4,5 % soit à un niveau inférieur au risque d’audit de 5 % généralement retenu, ce qui justifierait un risque (acceptable) de non détection placé à un niveau « Elevé » et donc une intervention moins importante de l’auditeur.
Ceci plaide en faveur de la présence des commissaires aux comptes dans les entreprises de taille plus modestes, avec un niveau d’intervention limité par une approche par les risques bien maîtrisée.
L’IA et les contrôles de substance
Les procédures analytiques se prêtent apparemment bien à une approche par l’IA.
En matière de sondage, lorsque que le contrôle exhaustif ne sera pas possible ou nécessaire, l’IA aura la possibilité d’augmenter facilement la taille des sondages, qu’elle pourra réaliser dans le cadre de lois statistiques plus facilement peut-être qu’un humain (les modèles de calcul des différentes lois étant intégrés à la machine).
En ce qui concerne les dépréciations des titres, des créances clients, des autres créances et des prêts, : l’IA aura plus de facilité à rechercher dans d’immenses bases de données les signes, les critères, les modèles permettant de se faire une idée de la probabilité de recouvrement et donc de la nécessité ou non d’une dépréciation et pour quel montant.
La question peut être également posée pour les provisions pour risques : l’IA aura-t-elle la capacité de détecter les risques pouvant nécessiter une provision et fournir une meilleure estimation de ces risques ? A ce titre, il est légitime de se demander si la crise liée aux « subprimes » aurait été mieux appréhendée avec l’IA.
Pour le contrôle des stocks : on peut imaginer des drones, équipés de caméras, guidés par l’IA, filmant un parc de véhicules et relevant tous les numéros d’immatriculation afin de les rapprocher d’une liste existante par ailleurs.
Enfin, en matière de confirmation directe, les échanges entre ordinateurs se feront de plus en plus facilement. Les rapprochements automatisés de données devraient faciliter cet exercice.
L’IA et la fraude
L’IA pourra avoir intégré les modèles de fraudes et de blanchiment déjà connus mais sans doute aussi comprendre les indices d’une fraude dont le schéma est encore inconnu. A titre d’exemple, citons les premières machines jouant aux échecs ou au jeu de Go contre les hommes, qui avaient mémorisé un très grand nombre de parties déjà jouées entre humains. Les machines actuelles ne connaissent que la règle du jeu et apprennent seules en jouant contre elles-mêmes .
La continuité d’exploitation
L’IA pourra avoir intégré les modèles prédictifs de défaillance d’entreprises basés sur des technologies comme les réseaux de neurones, la programmation génétique, les arbres de classification, les systèmes flous… Elle n’aura toutefois pas l’expérience particulière de l’humain, d’un vécu mais ne sera-t-elle pas capable de l’acquérir ?
LA RESPONSABILITÉ LIÉE À L’UTILISATION DE L’IA
L’IA pourrait minimiser le risque de mauvaises opinions sur les comptes et limiter ainsi la responsabilité des auditeurs. Son utilisation renforce le respect de l’obligation de moyens.
Si l’on imagine qu’un jour l’IA puisse prendre la décision finale cela pose le problème de la responsabilité sous un autre jour : la responsabilité incombe-t-elle au propriétaire de l’IA, à son utilisateur, à son fabriquant…un peu comme pour les voitures sans chauffeur en cas d’accident.
PROSPECTIVE : ET SI L’IA PRENAIT LA DÉCISION FINALE ?
L’IA pourra travailler par apprentissage et reconnaissance avec des outils tels que les méthodes statistiques de reconnaissance de formes, les réseaux neuronaux , la logique floue, les réseaux neuro-flous , les systèmes experts et le raisonnement à partir de cas (en audit, on peut introduire un grand nombre de cas, de dossiers réels de commissaires aux comptes, comme on déjà introduit des « cas » dans le domaine médical).
Dans bien des domaines (armée, médecine, banques, assurances, audit, …) on conçoit l’IA comme un système expert capable d’aider l’homme à prendre une décision. Mais ne laissera-t-on pas un jour la machine prendre la décision seule ?
On peut être réticent à se contenter du diagnostic médical d’une machine et l’on aimera sans doute avoir un avis humain avant de subir une intervention chirurgicale lourde .
Sera-t-on aussi réticent concernant la certification de comptes annuels ? L’homme responsable de la décision finale saura-t-il capable d’aller contre la conclusion de l’IA ? Si l’IA veut certifier les comptes sans réserve, l’homme en formulera-t-il une qui lui paraît nécessaire ? L’homme prendra-t-il la responsabilité de ne pas émettre de réserve là où la machine l’estime nécessaire ?
A ce stade, certains pensent sans doute que la machine n’est pas capable d’avoir une opinion qui l’amène à prendre une décision. Mais quant à savoir si un certain seuil (de signification, par exemple) est dépassé et à prendre la décision de mettre une réserve (ou un refus) dans un rapport… où est la difficulté dès lors qu’aucun facteur exogène de quelque nature que ce soit ne vient perturber la prise de décision ? Si l’on veut défendre la place de l’humain dans ce cas précis, il faut alors admettre qu’aujourd’hui, le dépassement du seuil fixé librement par l’auditeur ne suffit pas à déclencher la réserve.
QUEL AVENIR POUR LES CABINETS D’AUDIT ?
Aujourd’hui la recherche dans le domaine de l’IA est dominée par les géants américains (GAFAM : Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) et chinois (BATX : Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi). L’Europe n’a pas d’équivalent .
Les cabinets d’audit de ces pays seront sans doute les premiers à bénéficier des avancées de cette recherche qui devraient se généraliser dans la plupart des grands cabinets d’audit.
En France aujourd’hui la question de l’avenir est posée pour les cabinets gérant les « petits » dossiers. Dans quelques décennies, elle se posera peut-être pour tous les cabinets, même les plus importants par la taille.
En effet, si la loi impose un contrôle des entreprises pour créer de la sécurité financière mais qu’une machine peut remplacer un cabinet d’audit privé, quel intérêt pour les gouvernements de conserver ce schéma plutôt que d’avoir la main mise sur ce contrôle, par le biais de l’IA en direct ou à travers un organisme tel que la Cour des comptes ? Et ce d’autant plus que l’audit pourrait alors être appliqué également à toutes les entités publiques comme les régions, les départements, les communes, ainsi qu’aux entités recevant des financements de l’état.
La loi pourrait peut-être aussi accorder le droit à l’IA de se connecter aux systèmes d’information des fournisseurs, des clients, des banques des assurances, des organismes types URSSAF, caisses de retraite, … pour effectuer tous les recoupements nécessaires et en cela être plus performant que les auditeurs actuels.
Une première étape plus légère pourrait être de lui fournir les FEC de ces différents organismes aux fins de recoupements.
Exemple
Lorsque la CNIL a décidé d’autoriser la fusion des fichiers des différentes CRAM, de nombreuses fraudes ont été découvertes, parfois par un simple test de doublons permettant de détecter les personnes faisant valoir des droits plusieurs fois en s’inscrivant dans des régions différentes.
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L’IA sera-t-elle comme la langue d’Esope la meilleure et la pire des choses ?
Le papier carbone et les cartes perforées ne sont pas si loin en arrière et l’évolution est de plus en plus rapide. Il n’est pas exclu que l’IA puisse arriver au niveau de l’intelligence humaine et même la surpasser dans les décennies à venir. Le travail des cabinets d’audit tel qu’il est pratiqué aujourd’hui peut disparaître. A quelle échéance ? Nous ne le savons pas encore. Il faut s’y préparer, anticiper, trouver de nouvelles missions, former les collaborateurs pour qu’ils puissent s’adapter à ce monde en mouvement.